Par Georges de Korvin et Jean-Pascal Devailly
Mythe n°1 Les études de médecine sont financées par l’Etat
Si le « financement des études par l’Etat » devait créer des obligations aux médecins, il serait bon de l’annoncer sous la forme d’un contrat au début des études. Le principe de liberté annoncé par notre République devrait aussi laisser le choix de le signer ou non, avec la possibilité d’investir 300 000 euros dans ses études, comme le font ceux qui vont étudier en Belgique, en Hongrie, en Roumanie ou ailleurs. Avec la contrepartie de ne plus rien devoir à l’Etat et d’être libre de s’installer n’importe où et de fixer ses propres honoraires, ce ne serait pas une mauvaise affaire.
Il faudrait aussi inscrire dans cette logique les autres études universitaires : droit, lettres, psychologie, sciences, etc. et les interroger sur leur utilité sociale, ainsi que sur les contreparties attendues pour l’Etat.
Dans la comptabilité des études, il faudrait aussi valoriser les services rendus pendant les études en intégrant la sous-rémunération des étudiants hospitaliers, des internes et des assistants-chefs de clinique, les horaires de travail sans limites, les gardes et astreintes, l’insuffisance de la protection sociale…
Mythe n°2 Les médecins sont les salariés de la sécu
Reprocher aux médecins d’être les « salariés de la Sécu » est un raccourci simpliste et pervers. Rappelons que la médecine a existé sous forme exclusivement libérale bien avant la création de la Sécurité sociale. Les mutuelles, avant l’Assurance maladie, ont commencé par couvrir le risque de tomber malade et de devoir recourir à des soins médicaux. Les médecins n’ont pas attendu la Sécu pour offrir des soins gratuits aux indigents. Les lois Debré de 1958 ont introduit le salariat à l’hôpital où il n’a été adopté que progressivement, même chez les professeurs de médecine. Peu à peu, et surtout après 1968, s’est imposée l’idée que le salariat représentait la forme « noble » de l’exercice de la médecine. Cela n’a pas empêché le monde politico-administrativo-médiatique de s’attaquer avec constance au « pouvoir médical » et de le remplacer par un pouvoir administratif autiste et tout puissant.
Jusqu’à Raymond Barre, l’Assurance maladie a couvert les dépenses de santé jusqu’à en devenir déficitaire. Dans le même temps, la bien-pensance sociale a instauré la notion de « droit à la santé », confondant le droit à des soins pertinents et un consumérisme médical galopant, alors même que la population était jeune et plutôt en bonne santé. Raymond Barre a institué un système à deux secteurs, avec un secteur 1 soumis à des honoraires « opposables » et bénéficiant d’une subvention sur les charges sociales et un secteur 2 à honoraires libres et payant l’intégralité de sa protection sociale. Très vite, les tarifs « opposables » ont progressé moins vite que l’inflation et les contraintes réglementaires ; le secteur 2 a connu un succès grandissant qui a fait peur. Les fenêtres de choix conventionnel, prévues tous les deux ans, ont été fermées en 1989. Les médecins de Secteur 1 ont été confinés à vie dans un système fermé. Tout le monde a trouvé normal de ne payer que des sommes de plus en plus ridicules pour une consultation médicale : moins cher que l’avocat ou le notaire, que le mécanicien ou le plombier, qu’une coupe de coiffure pour homme…
Mythe n°3 : la demande des patients est induite par le trop grand nombre de médecins
Dans le même temps, on a formé plus de médecins que nécessaire. Leurs conditions de formation se sont dégradées. On ne devait plus devoir attendre pour voir un médecin. Dans les années 80, s’installer est devenu un problème. On disait qu’il fallait 7 ans pour se faire une clientèle. Dès qu’il y avait 1000 habitants quelque part, il se trouvait un médecin pour s’y s’installer. Pour compenser le blocage des honoraires et la faiblesse des clientèles, les médecins ont pris l’habitude de multiplier les actes, allant dans le sens des patients réclamant un médecin pour n’importe quoi. Les niches lucratives se sont développées, au détriment de la médecine « hippocratique », contraignante et sous-payée.
Mais l’instauration du numerus clausus en 1971 a inversé la tendance, le dogme économique postulant que l’offre induisait la demande et qu’en réduisant le nombre de médecins on réduirait les dépenses de santé, s’est implacablement appliqué. La responsabilité a aussi été partagée avec certains syndicats de médecins pensant réduire la concurrence et les milieux académiques souhaitant renforcer la sélection. Il a été maintenu jusqu’à l’absurde, sans reconnaître à temps les évolutions de la médecine : féminisation, hyperspécialisation, vieillissement de la population, exigences accrues et judiciarisation… Seul, le logiciel de nos dirigeants politiques et institutionnels n’a pas changé… un peu comme en 1939.
La tarification des actes s’est voulu un instrument pour orienter les pratiques médicales. Il ne s’agissait plus de rémunérer un service rendu mais la place de l’acte dans un « parcours de soins » supposé vertueux, sans jamais chercher à évaluer l’efficience de ce modèle. Des actes ont été maintenus à des niveaux délibérément bas, dans la crainte de les voir se multiplier. C’est notamment le cas en obstétrique pour les césariennes rémunérées au même titre qu’un accouchement simple.
L’activité intellectuelle a été sacrifiée au profit des activités techniques et l’on a refusé de reconnaître la plus-value de l’expertise spécialisée en dehors « avis ponctuels de consultants ». La CCAM n’étant destinée à ne rémunérer que la part technique des actes, la part clinique n’est jamais venue la compléter, sauf au compte-goutte dans un esprit de « rattrapage » de certaines spécialités (dont la MPR). La fragmentation des actes a été encouragée par la règle arbitraire de diviser par deux la valeur de l’acte associé au premier et de ne pas rémunérer de troisième acte. Que cela allonge les délais de prise en charge n’a jamais soucié les pouvoirs publics.
Mythe n° 4 : la prévention permet de réduire le coût des soins curatifs et de réadaptation
Le blocage des honoraires n’a donc pas suffi à enrayer le déficit de la Sécu. En 1995, Alain Juppé a inventé la maîtrise comptable et obligé les médecins à rembourser en fin d’année ce qu’ils avaient gagné « en trop » par rapport à l’objectif gouvernemental. L’idée à la mode était que la médecine « curative » n’avait pas grande influence sur l’état de santé de la population, qu’il fallait surtout améliorer les conditions de vie et faire de la prévention. Finalement, on n’a pas fait beaucoup de prévention ni beaucoup de démarches pour enrayer la pollution, mais on s’est demandé ironiquement à quoi servait un médecin, si ce n’était à générer des dépenses de santé. Plutôt que de rémunérer correctement les médecins formés pour d’autres missions (éducation, prévention, épidémiologie), on a préféré jeter à la poubelle le fameux « investissement universitaire de 300 000 € par médecin » en lançant le système MICA destiné à mettre à la retraite toute une génération de médecins expérimentés, alors même que la restriction du numérus clausus et les lois démographiques laissaient prévoir une pénurie à venir.
Dans les années 2000, je n’ai cessé de voir se créer des modèles administratifs déconnectés d’une réalité du terrain délibérément ignorée ; des sommes importantes investies dans des bâtiments et des personnels administratifs surdimensionnés, des agences et des instances de plus en plus nombreuses, dont aucune n’a un pouvoir de dialogue ou de décision, de la sous-traitance à des officines de conseil à but lucratif… alors que l’on nous répétait toujours qu’il n’y avait pas d’argent pour mieux rémunérer les médecins ou les infirmières.
Et ce qui devait arriver arriva. Les médecins sont devenus plus rares. N’ayant plus la perspective d’un statut respectable et respecté, les jeunes médecins ont retardé et sélectionné leurs installations. Ils ont arbitré entre vie personnelle et professionnelle ; et fait des calculs avec leurs experts-comptables. Un poste salarié bien balisé peut être préféré à l’aventure libérale qui nécessite un minimum d’esprit d’entreprise. En l’état actuel, un salaire et des avantages en nature paraissent plus facilement négociables avec une collectivité locale demandeuse, que la grille des tarifs conventionnels !
Pour être « salarié de la Sécu », encore faudrait-il que le médecin « libéral » puisse disposer des avantages du salariat : mise à disposition d’un outil de travail, rémunération mensualisée, réglementation du temps de travail, avantages en nature, couverture sociale… C’est loin d’être le cas. Le système conventionnel du Secteur 1 fait des médecins des tâcherons, payés à l’unité produite, plutôt que des salariés.
Mythe n° 5 : la contrainte à l’installation résoudra le problème de l’accès aux soins
On peut en douter, surtout pour les spécialistes. Il est maintenant reconnu qu’il manque des spécialistes par rapport aux généralistes. C’est un fait général, qui touche aussi les grandes villes.
De plus, exercer une spécialité, surtout si elle a un volet technique, ne s’improvise pas dans une petite salle de consultation perdue au milieu de nulle-part. Enfin, s’installer à 30 ans suppose de pouvoir installer une famille avec conjoint et enfants. On peut s’interroger sur la capacité d’accueil de zones isolées et désertées de tous. C’est vrai aussi de certains établissements hospitaliers où le « terreau professionnel » est si exécrable qu’aucun médecin motivé n’y reste.
Bloquer les installations des zones « normalement » dotées ne sera pas sans conséquences non plus. Ce n’est pas la loi Garrot qui arrêtera la croissance continue des grandes métropoles. Par contre, elle stoppera tous les projets de développement et de modernisation de l’offre de soin, comme le collectivisme stalinien a su affamer l’Ukraine exportatrice de blé. Les médecins salariés ne seront pas à l’abri de la volonté coercitive de leur administration. J’ai vu une collègue bardée de diplômes et appréciée de ses confrères être la victime d’une cabale organisée par son directeur à un an de son départ en retraite. Une autre obligée, à 40 ans, de se partager entre deux villes distantes de 100 km après avoir atteint un niveau d’excellence reconnu à l’échelle régionale.
Mythe n° 6 : Les politiques de santé doivent se décider sans concertation
Faut-il pour autant renoncer à améliorer les choses ? Certes non. Mais cela ne se fera pas sans l’instauration d’un respect mutuel et d’un climat constructif associant toutes les parties. « Les syndicats libéraux ont fait des propositions pour l’accès aux soins, comme dans le Manifeste d’Avenir Spé, mais nos gouvernants paraissent s’en soucier comme d’une guigne.
S’il faut une action politique forte et quelque peu contraignante, celle-ci devrait plus porter sur l’objectif que sur les moyens. En clair, je partage l’idée que l’on peut imposer à tous les médecins de participer à la couverture territoriale, quels que soient les moyens : consultations avancées à partir d’une base proche d’une métropole, facilitation d’ouverture de cabinets secondaires, maillage territorial par des Équipes de soins spécialisées (ESS).
Si de nouveaux sites d’installation doivent s’ouvrir dans des territoires désertés, la puissance publique devra investir sérieusement pour les rendre réellement attractifs. C’est dans cet esprit que j’ai rédigé, il y a quelques mois, un petit mémoire sur les bonnes conditions pour un exercice spécialisé de qualité.
Enfin, on ne peut que partager les idées sur la sensibilisation des jeunes au travers du recrutement, de la préparation aux études, des stages en périphérie, d’un service civique national (je l’ai connu et cela a été une belle expérience). Peut-être revenir à la régionalisation du concours de l’internat, aux l’internats de périphérie…
EN CONCLUSION
La désertification médicale est un problème sérieux, qui touche tous les pays, même les États-Unis qui ont un système bien différent du nôtre. Il est temps de s’extraire des mythes et des lieux communs pour réfléchir, tous ensemble, à reconstruire un système de santé rationnel fondé sur des bases saines. Aux responsables politiques il appartient de fixer un cap et des objectifs, mais une mise en œuvre efficace ne pourra pas se faire sous simple contrainte administrative, sans écouter les propositions des professionnels hautement qualifiés que sont les médecins.